Les
« tondues » à la Libération :
le
corps des femmes, enjeu d'une réaproppriation
Paru
dans CLIO n°1-1995
Fabrice
Virgili
Résumé
Alors
que la « tondue » est une des images fortes de la Libération,
les études furent peu nombreuses sur la question. Cette
pratique fut pourtant massive et répandue sur l'ensemble
du territoire français en 1944-45. Lors de ces tontes,
on assiste à une véritable mise en scène du corps de
ces femmes. Celles-ci, au-delà de la description d'une
pratique de l'épuration extra-judiciaire, sont révélatrices
de cette période où les frontières entre vie publique
et privée sont largement brouillées. Cette mise en scène
ostentatoire laisse alors une grande place au fantasme
et à la sexualité. Elle permet de constituer un système
de représentation dont les trois facettes sont : la
« faute » - la collaboration -, le « châtiment » - l'épuration
-, et enfin « une vision de l'avenir » - la reconstruction.
Cela permet de mieux comprendre pourquoi ces tontes
semblent bien avoir été une « évidence » pour l'époque,
et quels ont été les enjeux de cette réappropriation
du corps, de la « tondue » en particulier et des femmes
en général
En
cette année de commémoration du cinquantenaire de la
Libération, force est de constater que la « tondue »
reste une des images fortes de cette période. Image
forte, mais qui revêt à la fois un caractère honteux
- comment expliquer l'absence de
«
tondue » dans l'exposition de la Mairie de Paris, ou
dans le numéro spécial du Parisien Libéré1
- et simplificateur : «
celles qui paient leurs coupables amours des années
noires
[…]
sont tondues publiquement puis promenées dans les rues
»2.
On en reste ainsi, cinquante ans après, à une explication
des plus sommaires et surtout incomplète. Car si les
tondues sont restées trop longtemps dans ce qu'Alain
Brossat3
appelle très justement un angle mort de la recherche
historique, l'étude des différentes archives4
offre aujourd'hui une vision beaucoup plus complexe
et variée de ce que fut « la tonte ».
Un
phénomène massif
Que
savons nous aujourd'hui sur les tontes ? L'état actuel
de la recherche5
ne nous permet pas de chiffrer précisément ce phénomène.
Il n'en demeure pas moins qu'il fut massif. Il concerne
toutes les régions de France. Même dans l'Est de la
France, que l'on croyait épargné, il y eut « des femmes
aux cheveux coupés » ; c'est le cas par exemple à Rambervilliers6
où des manifestants installent dans un café un « bureau
de tonte », devant lequel passent douze femmes, travailleuses
volontaires en Allemagne ou collaboratrices, les 31
mai et 1er juin 1945.
Les
tontes se déroulent autant dans les grandes villes,
qui ont toutes « leurs tondues », qu'en zone rurale.
En Charente Inférieure7,
ce sont les gamins d'un petit village qui à l'exemple
de leurs aînés « jouent au maquis... Armés de sabres
de bois ils s'emparent du verger, pénètrent au poulailler
et libèrent les lapins... Puis tondent trois petites
filles ». Plus généralement, les procès verbaux de Gendarmerie
offrent, quand ils existent, de nombreux exemples de
tontes se déroulant dans des villages ; la promenade
qui accompagne souvent la tonte s'étend alors d'un hameau
à l'autre. Ces mentions sont trop nombreuses pour n'être
que le fruit du hasard ; on en retrouve pour l'instant
dans soixante-dix-sept départements.
C'est
bien l'importance de cette pratique qui explique la
« postérité » des tontes.
On
imagine aussi trop souvent les tontes comme accompagnant
les seules journées de la Libération. Elles commencent
en réalité plusieurs mois auparavant et ont été annoncées
par certains organes de la presse clandestine8.
Dès mars 1944, on trouve des mentions concernant des
départements aussi éloignés que la Loire-Inférieure
et l'Isère. Elles se déroulent alors de manière discrète,
le plus souvent de nuit lors d'opérations visant des
collaborateurs. Une fois les cortèges de tondues de
la Libération passés, cette pratique se poursuit inégalement
selon les lieux, sans que l'on sache encore très bien
pourquoi elle perdure dans certaines villes. Ainsi,
au sujet de quatre ou cinq femmes tondues fin septembre
à Tournon, le journal local des FTP9
signale « qu'il n'est jamais trop tard pour bien faire
». Dans une petite ville de l'Oise, c'est une affiche10
intitulée « Liste des femmes dites Poules à Boches,
n'ayant pas eu les cheveux coupés » qui tente de relancer
les tontes début octobre 1944.
Une
deuxième vague, en revanche, se dessine nettement en
mai-juin 1945. Elle correspond à la conjonction de trois
phénomènes. C'est la période du retour des déportés,
des prisonniers de guerre, des requis au STO, mais aussi
des travailleurs volontaires et de celles et ceux qui
sont partis avec les Allemands lors de leur retraite.
C'est aussi la découverte de l'horreur des camps. Retour
des rescapés, images des camps, témoignages publiés
par la presse provoquent un véritable choc dans la population11.
La volonté d'une épuration en profondeur
est ainsi relancée. C'est aussi le moment où un certain
nombre de personnes, arrêtées à la Libération, sont
relâchées après quelques mois d'internement. Pour beaucoup,
elles semblent s'en tirer à trop bon compte. Tontes,
attentats, exécutions viennent compléter une épuration
légale jugée trop clémente ou incomplète par certains.
Le Préfet du Jura note dans son rapport bimensuel12:
« C'est
la première fois depuis de très nombreux mois, et dans
différents centres du département, on s'est emparé de
certaines femmes pour leur couper les cheveux ; on s'en
prend aussi bien à des femmes de mœurs légères, qu'à
d'autres personnes de conditions sociales plus élevées,
qui s'étaient fait remarquer pendant l'occupation. »
On
assiste ainsi à ce que l'on pourrait qualifier d' «
épuration extra-judiciaire rampante »
jusqu'à la fin 1945, voire le début de l'année 1946.
Le
prolongement des tontes dans le temps ainsi que leur
extension sur l'ensemble du territoire expliquent la
grande variété de leur déroulement. Beaucoup en effet
ne correspondent pas à l'image qui demeure aujourd'hui.
La tonte ne se déroule pas toujours devant une foule
en liesse ou en furie, elle n'est pas seulement l'œuvre
de résistants de la dernière heure, elle ne châtie pas
uniquement les relations sexuelles avec l'occupant,
et n'est pas toujours un moyen de canaliser la violence
vers le lampiste aux dépens des collaborateurs plus
importants.
Et
pourtant c'est bien cette image que la mémoire a conservée
ou, pourrions-nous dire, a créée. Les photographies
des tontes - fréquemment publiées mais somme toute peu
nombreuses13
-, les romans et quelques récits de témoins sont la
partie émergée de cette histoire. Est mis en avant le
châtiment : la coupe des cheveux, qui prend le dessus
sur le délit. La lecture du châtiment suffit alors à
caractériser la «tondue« , elle est punie dans son corps,
c'est donc son corps qui est coupable. La destruction
d'un des attributs de la séduction - la chevelure -
implique ce que les contemporains appellent la « collaboration
horizontale ». Les principales intéressées se sont tues
et se taisent encore. Les historiens ne se sont pas
arrêtés, au-delà de quelques lignes, à ce qui apparaissait
peut-être trop comme une anecdote, un épiphénomène,
un « décor » de la Libération. D'où l'importance de
la mise en perspective de cette image de la « tondue
» avec les sources aujourd'hui étudiées.
Ces
sources, en fonction de leur origine, offrent une vision
partielle et partiale de la tonte. Les mises en scène
du corps de la tondue qu'elles décrivent peuvent être
résumées à trois fonctions distinctes. Ce corps est,
successivement ou simultanément selon les cas, image
de la faute, image de châtiment et, ce qui n'est pas
le moindre des paradoxes, image positive d'une reconstruction.
La
faute
Dans
les documents étudiés, la faute, ou le crime imputé
à la « tondue » occupe souvent une place plus importante
que la coupe des cheveux elle-même. Le traumatisme de
l'Occupation, les restrictions, les peurs, la faim et
toutes les frustrations de la période, semblent alors
exploser dans la description de celles qui seraient
passées au travers de ces privations. « La vie de noces
» supposée de ces femmes apparaît comme une injure aux
souffrances du plus grand nombre. Les reproches invoqués
peuvent alors toucher chaque aspect de la vie quotidienne
: ce sont des meubles et un poste de TSF que l'on reproche
à une infirmière de Rochefort-sur-mer14
d'avoir obtenu d'un Allemand, comme d'être raccompagnée
en voiture, de pouvoir rentrer après l'heure du couvre-feu,
de consommer du vin et des liqueurs, d'écouter de la
musique et de danser alors que les bals sont interdits,
de confectionner des gâteaux pour toutes les autres...
La liste de ces griefs est longue.
Si
l'on a ainsi une image en négatif des frustrations de
la population, ce qui exprime le plus ce reproche d'une
vie de jouissance dans une période de souffrance est
bien sûr l'accusation « d'avoir couché avec les boches
». Il y a ainsi, par le vocabulaire de désignation de
ces femmes, par la description plus ou moins fantasmée
de leurs relations avec les Allemands, la construction
d'une image érotisée des « tondues ». C'est probablement
un des éléments qui fait encore croire que la tonte
est le châtiment exclusif de ces relations sexuelles
avec l'ennemi. Les articles de presse, malgré la violence
de certains propos tels que « paillasse à boches »15,
restent dans l'ensemble relativement pudiques. Le vocabulaire
est plus feutré, moins directement vulgaire ; ainsi
le terme le plus fréquemment utilisé est celui de prostituée,
accompagné parfois de variations sur le même thème,
telles que « égéries à doryphores », « cocodettes frivoles
», « hétaïres de haute volée » ou celles qui ont « fridolinisé
sur les matelas ». On imagine cependant mal une foule
utilisant ces expressions à l'encontre d'un cortège
de femmes tondues. Ces expressions « journalistiques
» reflètent néanmoins, en les déformant, les sentiments
exprimés de manière beaucoup plus directe lors des témoignages
recueillis par les gendarmes. On a alors toute une palette
de cette rancœur, souvent investie de fantasmes à l'encontre
de celles qui sont soupçonnées d'avoir pratiqué « la
collaboration horizontale ».
L'extrait
ci-dessous d'un procès-verbal de gendarmerie montre
très clairement la place de la rumeur dans le processus
d'accusation d'une femme :
Enquête
suite à lettre anonyme dénonçant un avortement de Mme
X, 25 ans, ménagère, mari prisonnier de guerre, internée.
Témoin
n° 1 : « elle est réputée comme étant de mœurs légères
et a beaucoup fréquenté les Allemands ».
Témoin
n° 2 : « cependant à en croire la rumeur publique elle
aurait fait un avortement. Il est notoire qu'elle a
beaucoup fréquenté les Allemands et qu'elle a été bien
critiquée à ce sujet ».
Témoin
n° 3 : « tout ce que je puis dire c'est qu'elle a fréquenté
les troupes occupantes ».
Témoin
n° 4 : « la rumeur publique lui reproche d'avoir collaboré
intimement avec les troupes d'occupation ».
Témoin
n° 5 : « à en croire la rumeur publique elle passait
pour être enceinte ».
Mme
X : « je nie énergiquement les faits qui me sont reprochés
»16.
Ne
pas savoir si cette femme a été tondue, ni si les faits
reprochés sont exacts, n'a que peu d'importance dans
ce cas. On note que la multitude des témoignages à charge
n'apporte, ici, pas plus de faits tangibles, ils jouent
tous sur un même registre : celui de la réputation de
cette femme. Nombreux sont ceux qui ignorent encore
l'horreur des camps, les rafles et persécutions de tout
ordre, mais beaucoup semblent tout connaître des pratiques
sexuelles de l'occupant avec les « filles du pays ».
La « rumeur publique » permet de condamner les mœurs
par trop légères de ces femmes. Elle a aussi pour fonction
de pénétrer les lieux clos, comme le domicile de ces
deux Grenobloises où se déroulaient "des noces
crapuleuses dont les échos retentissaient dans tout
le quartier"17.
L'observation des allées et venues, l'écoute des bruits
d'orgie ou plus simplement de musique, les scènes furtives
volées au travers d'une persienne, d'une porte, deviennent
ainsi un véritable récit construit sur le réel, l'imaginaire
et le fantasme. Il permet au public de faire irruption
dans le privé pour une narration de cette « vie de débauche
»18.
La rumeur s'enrichit ainsi de multiples images de la
jouissance.
Un
cultivateur de l'Yonne se souvient de « l'avoir vue
(l'institutrice du village) donner un soir des cours
de français à un officier allemand sur les genoux duquel
sa sœur était assise. Ceci se passait chez le marchand
de chaussures »19.
De son côté, une couturière d'un village du Var déclare
:
« je
les ai vues (trois jeunes institutrices tondues dans
le village) s'amuser, rire, plaisanter et même un certain
jour avec eux (des officiers allemands) jouer à s'arroser
en tenue de bain, dans la cour de l'école20. »
Nombreuses
sont ces images qui insistent sur une tenue, une attitude.
Ajoutées les unes aux autres, elles offrent une vision
parfaite et globale « d'une vie de débauche », jusqu'à
ce bûcheron de l'Oise qui déclare aux gendarmes venus
l'interroger :
« En
1940 j'ai pris des photographies au moment où Mme X
se trouvait avec ces militaires dans le jardin du débit,
dans des poses qui indiqueraient la mauvaise conduite
de cette jeune fille. Je ne peux pas vous les montrer,
je les ai cachées en 40 et depuis n'ai pu remettre la
main dessus21. »
Hélène
Eck souligne que « la Libération révèle à quel point
les circonstances de l'Occupation ont brouillé les frontières
de la vie privée et publique »22.
Toutes ces descriptions en effet dépassent le cadre
du simple ragot de voisinage23
désignant « l'aguicheuse » ou « la putain du village
». Vient s'y superposer un discours d'ordre politique
qui, lui, est propre à la période. La « femme de mauvaise
vie » l'est avec les Allemands, il ne s'agit plus simplement
d'une attitude trop indépendante, d'une sexualité extra-conjugale
interdite aux femmes, mais bien d'une trahison. « Cette
femme a été prise en flagrant délit d'adultère avec
les ennemis de notre Nation »24.
Morale et politique se confondent alors pour déposséder
les femmes de leur propre corps. Le châtiment d'une
collaboration d'un caractère particulier nécessite de
s'appuyer sur le délit d'adultère étendu du cadre familial
au cadre national.
Si
les tontes sont dans leur quasi-totalité extra-judiciaires,
il n'en existe pas moins un débat sur les poursuites
pour « collaboration horizontale ». Comme le montre
ce rapport du Commissaire Régional de la République,
les avis sont partagés sur les bases juridiques qui
doivent permettre de sanctionner celles qui en sont
coupables :
Des
divergences se sont produites entre les décisions des
Chambres civiques relativement à la répression de la
collaboration horizontale. Alors que certaines Chambres
civiques se saisissent de tous les cas, quelles que
soient les intéressées et les circonstances, certaines
autres entendent faire des discriminations. Les unes
refusent de prononcer l'Indignité nationale des femmes
qui font de la prostitution leur métier, estimant que
leur conduite revêt un caractère professionnel et nullement
politique. D'autres se demandent si la Chambre civique
peut se saisir en l'absence d'une plainte déposée par
le mari, la collaboration horizontale étant d'abord
un adultère25.
Bien
qu'il s'agisse là d'interrogations juridiques qui n'ont
pas d'effet sur la décision de tondre, elles marquent
les réticences à confondre vie privée et vie publique.
La référence juridique reste pourtant l'article 1 de
l'ordonnance du 26 décembre 44, qui déclare « coupable
d'Indignité nationale tout individu qui a sciemment
apporté, en France ou à l'étranger, une aide directe
ou indirecte à l'Allemagne ». Les relations intimes
en font donc partie. La situation des femmes de prisonniers
de guerre est encore plus claire.
Les
sources faisant état de tontes signalent fréquemment
un mari prisonnier. Dans l'Oise, le Préfet propose,
dans son rapport concernant l'assistance aux prisonniers,
« que les procédures soient plus rapides pour donner
satisfaction aux rapatriés pouvant apporter des preuves
absolument certaines d'inconduite notoire »26.
On note, pour les femmes de prisonniers, une vigilance
accrue du voisinage, une responsabilité collective qui
ne leur pardonne pas d'avoir eu des relations avec un
autre homme, encore moins si celui ci est membre des
troupes d'occupation. La particularité réside dans la
complémentarité entre cette surveillance de la communauté
et une loi promulguée le 23 décembre 1942 par Vichy
- et non supprimée depuis - qui permet « au Ministère
Public d'intervenir, sans plainte du mari, pour sanctionner
le concubinage notoire d'une épouse d'une personne retenue
au loin par suite des circonstances de la guerre ».
Pour Michèle Bordeaux27,
« l'ordre familial est une affaire d'État qui ne peut
être confié au seul mari, le Parquet est le substitut
du chef de famille »28.
Il
existe bien une représentation sexuelle de la collaboration.
Le corps féminin est l'objet de cette trahison, c'est
donc ce corps qui doit être châtié.
La
tondeuse épuratoire
«
Quand la tondeuse vengeresse la privera-t-elle d'un
de ses moyens de
séduction
? » s'interroge l'éditorialiste de La Libération de
l'Aunis et de la Saintonge29.
On assiste alors à une mise en scène du corps de la
femme qui a séduit l'ennemi, qui a profité de l'Occupation
pour échapper aux souffrances, qui s'est vendu au «
boche ». Que se soit par les insultes de la foule («
Puisque tu as fait la putain avec eux depuis quatre
ans, toi aussi tu vas prendre »30),
l'apposition de pancartes (« raous... j'ai couché avec
les boches !... »31),
la mise au pilori (« Sommairement vêtues ou barbouillées,
le crâne tondu, celles-là passent au pilori avant d'être
dirigées sur les prisons »32),
ou dans certains cas la dénudation, le corps est mis
en avant dans cette cérémonie expiatoire. Le corps est
ainsi dégradé par la coupe des cheveux, mais aussi par
les coups, les inscriptions de croix gammées faites
au goudron ou à la peinture, ou encore, en détournant
un autre élément de la séduction, le rouge à lèvres33.
Il s'agit par la tonte non seulement d'exclure la femme
de la communauté nationale, mais aussi de détruire l'image
de sa féminité. À l'érotisation qui prépare la tonte,
succède ainsi un processus de désexualisation. Le corps
ne doit être alors que le support des signes de la trahison.
Elles
porteront sur leur corps la trace de leur infamie [...]
celles qui sont indignes des noms de femme et de Française34.
Les
coupables perdent leur nom de femme pour n'être plus
désignée que sous le vocable de « tondue » ; il y a
destruction symbolique du corps sexué, la destruction
réelle du corps par l'exécution n'étant que très rarement
l'issue d'une tonte35.
Le seul témoignage de la séduction passée de ces femmes
réside dans les mentions des « mèches blondes et brunes
qui ne tardèrent pas à joncher le sol »36.
Ces mèches restent sur le sol, la « tondue » s'éloigne,
la rupture a bien eu lieu avec les années noires.
La
coupe des cheveux a bien pour fonction d'enlaidir ces
femmes au point de les
«
effacer » de la communauté :
Elles
portent publiquement les marques de leur infamie [...]
elles sont rejetées du sein de la Nation française37.
La
laideur physique de ces crânes rasés vient naturellement
orner ou plutôt révéler à tous leur laideur morale.
On relève dans le quotidien Voies Nouvelles ce passage
qui semble se complaire dans la description de cette
dégradation :
Un
être étrange bizarrement humain menait la danse. À force
d'écarquiller les yeux, on reconnut des formes féminines
et, sous un crâne en boule d'ivoire marqué de la peinture
infamante, des yeux torves, une bouche baveuse : la
hideur d'un déchet38.
Ces
descriptions, comprenons-le bien, concernent avant tout
les tondues et non les tontes. Celles-ci paraissent
bien anodines pour la plupart, quand elles sont mises
en parallèle avec les horreurs de l'Occupation et du
nazisme. Il s'agit donc de détruire l'image de ces femmes
sans détruire l'image d'un peuple qui se libère. Accusation
que l'on retrouve cependant dans certaines prises de
position : « ne salissons pas notre victoire, notre
belle victoire populaire »39
proclame par exemple La Marseillaise au sujet d'une
dénudation publique. La plupart de ces descriptions
jouent plus sur le registre de la moquerie que sur celui
de l'horreur. Ce sont des variations sur le thème de
« l'esthétique de la nouvelle ondulation »40
qui sont utilisées dans ces représentations. On ironise
ainsi sur ceux « qui ont manié la tondeuse sans se soucier
des règles posées par la mode ou l'élégance... Des profanes
dans l'art de la peinture (qui ont) employé le goudron
pour corriger des femmes de leur inconduite notoire
»41.
Ce jeu d'équilibre entre description de la laideur et
préservation de l'image de la Libération conduit au
paradoxe de voir les symboles honnis du nazisme devenir
« de magnifiques croix gammées »42
quand celles-ci ornent les joues, le front et la tête
des tondues d'Albi.
Les
crânes rasés des « collaboratrices horizontales » deviennent
une image positive de l'épuration et de la reconstruction
et la « tondeuse épuratoire » en est un instrument privilégié.
La coupe des cheveux se transforme en mesure d'hygiène,
la condition nécessaire au nettoyage du pays.
Il
faut qu'à leur retour (prisonniers et déportés) la «
désinfection » soit terminée, pour les recevoir dans
une Saintonge calmée et propre43.
Comme
la tête d'un gamin que l'on débarrassait de ses poux
, les chevelures de ces femmes renferment « les miasmes
de l'infection bochisante »44.
Au-delà du discours, on assiste à une véritable campagne
prophylactique dans le département des Pyrénées-Orientales
où le CDL y prend la mesure suivante :
« à
l'exception des prostituées des maisons publiques, les
femmes qui ont eu des rapports intimes avec les Allemands
devront avoir la tête rasée. Et seront en outre soumises
pendant six mois à la visite médicale bi-hebdomadaire
à laquelle sont astreintes les prostituées surveillées45. »
La
« collaboration horizontale » est vécue, dans le prolongement
de l'adultère à la Nation, comme une véritable souillure
dont est victime le pays. C'est le corps de Marianne
qui en est à la fois l'auteur et la victime. Un avocat,
dans une forme de justice particulière aux Cours martiales,
peut ainsi réclamer « une punition de rigueur (pour
sa cliente, coupable) d'avoir déshonoré la femme française
»46.
La coupe des cheveux doit permettre au pays de retrouver
son honneur, d'effacer la souillure portée par le corps
de ses femmes. Alain Brossat47
l'indique dans un chapitre où il fait le parallèle avec
le châtiment des sorcières :
Tout
se passe comme si la tondue était chargée d'emporter
avec elle dans le désert de l'exil social tous les péchés,
tous les crimes de la collaboration.
C'est
à cette condition que le pays peut retrouver son unité.
La tondue devient ainsi un formidable enjeu de réappropriation.
La participation active ou passive d'une part importante
de la population, la mise en scène du cortège et du
châtiment font partie de la reconquête d'un espace perdu.
Ainsi comme le souligne Pierre Laborie :
C'est
à la lumière de ce passage brutal de l'abattement à
l'explosion qu'il faut aussi juger les débordements
et les démonstrations excessives de la Libération48.
Les
tontes - avec les défilés, les maisons pavoisées, les
bals - « sont belles » parce qu'elles expriment les
promesses de lendemains qui chantent, une fierté retrouvée
aux dépens de ces femmes qui n'ont pas compris que,
plus que jamais, leur corps ne leur appartient pas.
Il est comme tout le reste un enjeu politique. Avoir
eu des relations sexuelles avec un soldat allemand devient
alors « la grande trahison des garces »49.
Fabrice
VIRGILI, agrégé d'histoire, enseigne dans un collège
d'Aubervilliers. Auteur, sous la direction d'Antoine
Prost et Jean-Louis Robert, d'un mémoire de DEA Tontes
et tondues à travers la presse de la Libération, il
poursuit, sous la direction de Pierre Laborie à l'Université
de Toulouse-Le Mirail, une thèse de doctorat sur
«
les tontes à la Libération ».
Notes
1
- Absence d’autant plus
surprenante que , cinquante ans auparavant dans son
cinquième numéro du 26
août 1944 ce même journal
publiait sans aucun commentaire une photo de tondue
.
2
- Paris Match , numéro
spécial « La France libérée », 1994 , p.112.
3
- Alain Brossat, Les tondues
: un carnaval moche , Paris , Manya 1992. Premier ouvrage
consacré
aux « tondues »,
à partir d’un certain nombre de cas et sans
prétendre à une quelconque exhaustivité. Alain
Brossât aborde le sujet de manière multiforme :
en s’arrêtant longuement
sur les images de « tondues », de Duras à Capa
en passant par Eluard et Brassens
; en soulignant les ambiguïtés de la relation entre
histoire et mémoire ou les similitudes
avec d’autres pratiques antérieures
: »Grande Peur » , charivari, bûchers de l’ inquisition
, et bien sûr carnaval…moche .
4
- Contrairement à ce que
l’on pouvait craindre , les archives concernant les
tontes à la Libération
sont nombreuses
et variées. Aux Archives Nationales
, la série 72 AJ et les rapports des Commissaires Régionaux
de la République et des Préfets (cote F1a4021/4028,
et F1c 1205/1233)
offrent un certain nombres de mentions ,
essentiellement pour l’année 1945. Aux Archives
de la Gendarmerie Nationale , les registres de correspondance
et surtout les procès verbaux
établis par les Brigades Territoriales
constituent , quand elles existent encore
, des sources
d’une grande richesse , avec deux remarques
néanmoins : une représentation du milieu
rurale ; et des mentions à la condition que les femmes
tondues aient porté plainte , ou qu’elles
soient (ou un membre de leur famille)interrogée ou poursuivies
pour « agissements antinationaux »
ou tout autre acte de collaboration .
Aux
Archives Départementales de l’Oise , les dossiers de
Commissions d’épuration , des
Chambres
civiques et des Cours de justice , avec là
aussi la nécessité que les femmes tondues soient poursuivies
en justice pour qu’il y ait mention de la coupe
de cheveux . L’Oise n’est que le premier d’une
dizaine de départements les plus représentatifs
de la diversité de l’époque (présence forte
du maquis , libération par les Alliés ou
la Résistance , date de la Libération,« dureté »de l’épuration
en général,régions rurales ou industrielles et
urbaines
, etc…), toutes choses qui restent
à étudier .
Les
sources (voir ci-dessus) étudiées dans le cadre de ma
thèse de doctorat , sous la direction de Pierre
Laborie à l’Université de Toulouse-Le Mirail ,
prolongent le dépouillement systématique de
la presse de la Libération effectué pour
mon DEA , Tontes et tondues à travers la
presse de la Libération
sous la direction de messieurs Antoine Prost
et Jean- Louis
Robert , Paris 1-La Sorbonne
, 1992 (consultable à l’IHTP).
6
- Archives Nationales , 72 AJ384
.
7
- La Libération de l’Aunis et
de la Saintonge , 14 octobre 1994, Saintes .
8
- C’est le cas du premier
numéro des Femmes Françaises paru en Janvier 1944 .
9
- L’Assaut , 29 septembre
1944, Tournon (Ardèche) .
10
- CAGN (Centre Administratif de la
Gendarmerie Nationale) Cie de l’Oise .
11
- Anise Postel-Vinay , Jacques Prévotat
, « La déportation » , in La France des années noires
, sous la direction
de Jean- Pierre Azéma et François
Béda rida , tome 2 , Paris , Seuil, 1993 .
12
- Archives Nationales F1cIII/1219 .
13
- Parmi ces photos , deux reviennent
régulièrement : celle de Capa à Chartres , et une autre
anonyme
faite à Paris dans la cours de la Préfecture
, où une femme tondue et tuméfiée tient une pancarte
: « A fait fusiller son mari » .
14
- CAGN - Cie Charente-Inférieure
.
15
- L’Yonne Républicaine , 19 septembre
1944 , Auxerre .
16
- CAGN - Cie Charente-Inférieure
.
17
- Les Allobroges , 13 septembre 1944,
Grenoble .
18
- CAGN - Cie Charente-Inférieure
.
19
- CAGN - Cie de l’Yonne .
20
- Cité par François Fouquet ,
L’épuration dans l’administration française , Éditions
du CNRS , Paris 1994, p.131)
21
- Archives Départementales de
l’Oise .
22
- Hélène Eck, « Les Françaises
sous Vichy » , in Histoire des femmes , t.5 , sous la
direction de Françoise
Thébaud Paris, Plon , 1992.
23
- On pense par exemple à La Fiancée
du pirate de Nelly Kaplan .
24
- La Voix de l’Ouest , 28 septembre
1944 , Rennes .
25
- Archives Nationales , F1a 4026
, rapport du Commissaire Régional de la République de
Poitiers . Si de
plusieurs régions de France proviennent
des interrogations sur le cadre juridique de la répression
de la « collaboration horizontale » , il n’y
a pas réellement de suite au niveau gouvernemental
.
26
- Archives de l’Oise 33W 8270
.
27
- Michèle Bordeaux , « Sept ans
de réflexion , divorce et ordre social (1940-1945) »
, dans Droit , Histoire
et Sexualité , textes réunis par jacques
Poumarède et Jean-Pierre Royer , Paris , L’espace juridique
, 1987 , pp.229- 247.
28
- Ce que semble ignorer les Chambres
civiques de la Vienne ; voir supra.
29
- La Libération de l’Aunis et
de la Saintonge , 15 septembre 1944 , Saintes .
30
- CAGN - Cie de l’Oise .
31
- L’Assaut , 4 septembre 1944
, Privas .
32
- L’Aube Libre , 5 septembre
1944 , Troyes .
33
- Ce Soir , 24 août 1944 , Paris
.
34
- L’Echo de la Corrèze , 14 septembre
1944 , Tulle .
35
- Quelques femmes ont été abattues
ou fusillées après avoir été tondues . Ces cas sont
rares , mais avec
l’exemple de celles qui sont tondues puis
internées , montrent bien que la tonte n’est substitutive
d’aucun autre châtiment .
36
- L’Assaut , 25 septembre 1944,
Privas .
37
- La Marseillaise , 25 août 1944
, Marseille .
38
- Voies Nouvelles , 7 septembre
1944 , Périgueux .
39
- La Marseillaise , 3 septembre
1944 , Marseille .
40
- Les Allobroges , 25 août 1944
, Grenoble .
41
- La Croix du Nord , 8 septembre
1944 , Lille .
42
- Le Tarn Libre , 29 août 1944,
Albi .
43
- La Libération de l’Aunis et
de la Saintonge , 15 septembre 1944 , Saintes .
44
- L’Union Champenoise , 1er septembre
1944 , Reims .
45
- La Voix de la patrie , 13 septembre
1944 , Perpignan .
46
- La France Libre , 19 septembre
1944 , Cahors .
47
- Alain Brossat , op.cit.
48
- Pierre Laborie , L’opinion
française sous Vichy , Paris , Seuil , 1990 .
49
- Les Allobroges , 5 septembre
1944 , Grenoble .
Dernière
révision : 4/02/04
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